L’homme a les mains jointes et les yeux clos, comme en prière. Si sa position dans l’espace reste fixe, tout son être est en mouvement, son corps vibrant à un rythme effréné, auréolant sa silhouette d’un halo flou épuisant l’œil qui voudrait le fixer.
Et entre chaque battement de paupière, il change.
Sa robe mauve bordée de fil d’or s’épaissit, gagne une doublure satinée et une traîne. Sa touffue barbe blanche de patriarche s’allonge, devient grise et fillasse. Son crâne chauve regagne quelques cheveux, qui disparaissent sous une tiare ornée de pierres précieuses. Les traits mêmes de son visage se réarrangent, en formant un autre, plus maigre, plus sec.
Il ouvre les yeux. Contemple l’assemblée en silence.
Les secondes s’écoulent alors que les derniers bruits se meurent. Si l’être est toujours au cœur d’un déconcertant maelström, il n’évolue désormais plus. Chacun retient son souffle.
Enfin, il prend la parole :
— Comme nous tous, Porphyre le fondateur a grandi bercé par les exploits des plus grands héros de l’ancien temps. Parvenu à l’âge adulte, il entreprit un pèlerinage sur les traces de ces grands hommes. Il trouva des monuments à leur gloire, il découvrit des reliques, il consigna des récits qui lui avait échappés jusque là. Mais Porphyre comprit bientôt que cela ne constituait que des témoignages indirects et partiels de la grandeur de ces hommes, et que le seul moyen de jamais réellement appréhender leur courage, leur génie, leur charisme serait de les rencontrer en personne.
« Il consacra le reste de sa vie à réaliser ce rêve. Et il y parvint. Après cent jours et cent nuits de méditation, Porphyre perça le secret qui reliait l’âme au corps. Il comprit que l’un et l’autre n’étaient pas irrémédiablement unis, qu’un corps pouvait offrir refuge à un autre esprit que celui avec lequel il était venu au monde, et que si les corps périssaient, les esprits eux ne disparaissaient jamais.
« Alors il abaissa ses défenses et appela à lui, en lui, l’âme d’Utnapishtim le sage. Et le miracle s’accomplit, et il devint Utnapishtim.
« Cette première communion fut aussi éphémère que révélatrice. Porphyre cisela ensuite sa technique durant de longues années, jusqu’à être en mesure de pouvoir incarner en lui l’esprit de n’importe quel mort pour la durée qu’il désirait. Grâce à ce don, il put conseiller rois et princes comme s’il était leurs plus valeureux ancêtres. Car il l’était.
« Porphyre ne pouvant être partout où ses services étaient requis, et étant le premier conscient du fléau de la mortalité, il forma des disciples. Disciples qui à sa mort en formèrent à leur tour d’autres, jusqu’à ce que bientôt leur nombre se compte en centaines. Des êtres d’exception, ayant consacrés leur vie à établir un pont entre les morts et les vivants. Je parle bien sûr de vous, mes très chers frères, mes très chères sœurs.
Chaque membre de l’assemblée baisse humblement et silencieusement la tête en entendant cette phrase. Leurs visages disparaissent ainsi entièrement sous les capuchons de leurs robes rituelles.
— Le prix à payer pour ce don unique est celui de la responsabilité. Il nous revient à nous qui possédons le pouvoir de nous assurer qu’il soit employé justement et respectueusement. Pour cela, le conseil est moi-même avons décidé d’imposer deux règles fondamentales.
« Tout d’abord, aucune invocation ne saurait dorénavant être opérée sans l’accord du conseil. Nous devons tout aux anciens, et la première des politesses consiste à ne pas les importuner pour de triviales raisons. Le conseil seul sera juge si une demande est d’assez d’importance pour que le voile de la mort soit soulevé.
« Ensuite, seuls les acolytes de plus haut rang seront désormais libres d’invoquer les esprits de leur choix. Les autres devront se limiter à un catalogue d’âmes dont la pureté a déjà été éprouvée et consignée. J’ai confiance en chacun de vous, mes frères et mes sœurs. Je sais qu’aucun de vous n’invoquerait de son plein gré un esprit maléfique. Mais le plus grand talent du mal est de savoir se dissimuler derrière des oripeaux de vertu, et beaucoup d’entre vous sont encore jeunes et inexpérimentés. Pour que jamais une innocente erreur d’appréciation ne tourne au drame, une stricte discipline est nécessaire.
« Et cela suppose des châtiments appropriés si ces règles venaient à être transgressées.
L’orateur incline légèrement le buste en un geste de salut. Le frémissement qui le parcourait se meurt alors extrêmement vite, et l’homme retrouve l’apparence qu’il avait au tout début de la cérémonie. Lorsqu’il reprend la parole, c’est d’une voix toute différente :
— C’est toujours un honneur pour moi d’accueillir en ma chair Cyrille, premier disciple de Porphyre et fondateur de notre ordre. En vertu de la première règle qu’il a énoncée, cette invocation n’a toutefois été opérée que parce qu’elle était strictement nécessaire. Le conseil a débattu et conclu que, pour le bien de notre communauté, il fallait que tous entendent les règles d’or de la bouche même de celui qui les avait édictées. Pour qu’au travers de son verbe puissant, elles s’impriment profondément en chacun de vous.
D’un geste de la main, il englobe la scène sur laquelle il se trouve, les gradins aux rangs parsemés de fidèles qui l’entoure, et le massif bâtiment non loin qui tient lieu de siège à son ordre.
— Cela pour que plus jamais une pareille situation ne se reproduise. Car si des règles aussi fondamentales ont dû être rappelées, c’est qu’elles ont été transgressées.